• chape de plomb

    devoir de Lakevio du Goût_63.jpg

    Si quelqu'un passait devant cette grande maison et qu'il levait les yeux vers la façade, à condition de ne pas être trop gêné par le masque et la buée sur ses lunettes,  il verrait que devant chaque fenêtre se tient quelqu'un qui contemple le vide de la rue..

    Mais ça n'arrivera pas : personne ne passera. Entre le confinement strict et le couvre-feu, oui cette fois-ci il y a les deux, aussi bizarre que cela paraisse, c'est ceinture plus bretelles, on n'est jamais trop prudent !

    Et si tout de même quelqu'un passait, je doute qu'il se donnerait la peine de lever les yeux. Muni de ses diverses attestations, il se hâterait vers les magasins autorisés à vendre des denrées essentielles puis rentrerait vite chez lui, peut être pour se mettre aussi à la fenêtre et contempler le désastre.

    Mais on peut rêver. Donc un passant passe qui n'a rien à faire de spécial dehors, donc en totale infraction. Ce passant s'arrête et se tourne vers la façade de l'immeuble divisé en plusieurs appartements.

    Au rez-de-chaussée gauche une vielle dame a poussé son fauteuil devant la fenêtre, on devine qu'elle est assise, bien calée, confortablement installée. Il faut ça à cet âge pour éviter les douleurs et parce qu'elle y reste une bonne partie de la journée à guetter le bout de la rue, l'endroit où l'on sort de la bourgade, l'endroit par où arrivaient ses enfants lorsqu'ils venaient la voir. C'était avant. Maintenant ils s'en tirent à bon compte : avec un coup de téléphone tous les deux, trois jours. Elle les entend mal et lorsqu' ils raccrochent elle ne sait plus trop ce qu'ils lui ont raconté Ont-ils dit qu'ils allaient venir ? Elle ne sait plus alors elle reste là et elle regarde le bout de la rue par où ils n'arriveront pas.

    Au rez-de chaussée droite c'est un magasin fermé. C'était une librairie. Les livres s'entassent dans la vitrine. Ce ne sont déjà plus des nouveautés. C'est un jeune qui avait ouvert ça, il y avait mis toutes ses économies.

    Au premier étage droite notre passant pourrait voir la lourde silhouette du Père Denis qui jette un coup d'oeil dehors, recule, revient, marche de long en large, ouvre et se penche, referme, s'éloigne pour revenir se coller contre la vitre. Sa vie n'a plus de sens. Il n'existait que pour son bar où les clients venaient boire, ouvert du lever du jour à la nuit. Certains étaient devenus de véritables amis. Maintenant il n'a pour toute compagnie que sa femme qui s'ennuie autant que lui (elle tenait la caisse et n'était pas la dernière à plaisanter avec chacun) et entrechoque de rage des casseroles dans la cuisine, et les gamins privés d'école qui se disputent à longueur de journée.

    Au premier étage gauche notre passant verrait le jeune couple longiligne, souvent un bébé dans les bras contemplant la scène vide et se remémorant les parterres masqués et joyeux des spectateurs qui les applaudissaient il y a quelques mois encore, tapant à se meurtrir les paumes des mains pour compenser l'absence de sourire et les encourager, se levant même pour une standing ovation pour leur montrer qu'ils les remerciaient de venir leur faire oublier tout cela pour quelques heures. Quel accueil ils avaient reçu pendant ce début de tournée brutalement arrêtée du jour au lendemain ! De temps en temps ils relisent leur texte pour ne pas l'oublier, mais de moins en moins souvent. A quoi bon ?

    Au deuxième étage droite il n'y a personne : la famille est dans sa résidence secondaire depuis des mois. Les parents travaillent à distance, les enfants jouent dans le jardin.

    Au deuxième étage gauche la silhouette est menue . C'est Léa, dix ans, enfant unique. Le nez collé à la vitre elle regarde dans la direction opposée de la vieille dame du rez-de-chaussée, vers l'école...

    Au troisième gauche, sous les toits, la silhouette est sombre, notre passant ne peut distinguer qu'un ti-shirt et un pantalon blanc. C'est Mamadou. Toute la famille s'est cotisée pour l'envoyer faire ses études ici. Il n'a pas eu le temps de rencontrer d'autres étudiants, de se faire des amis. Il ne connait personne. Il n'a même plus le courage d'ouvrir ses livres de cours, il n'a qu'aperçu quelques professeurs et tout s'est refermé. Il crève de solitude. Il appelle ses parents une fois par semaine pour leur dire que tout va bien, qu'il travaille. Il n'a même plus son job de plongeur au restaurant de la Pointe. Il ne sait pas comment il va survivre, ses économies fondent même s'il dépense très peu pour se nourrir. Mais le pire c'est de ne pouvoir parler à personne de son âge. Les voisins sont aimables mais rongés par leurs propres galères, comme tout le monde en ce moment.

    Le troisième droite est un appartement spacieux. L'homme qui regarde la rue fume cigarette sur cigarette, c'est pourquoi c'est la seule fenêtre entrebaillée supposera notre hypothétique passant. On voit qu'il est tendu et contrarié et que les brèves apparitions d'une silhouette féminine à ses côtés "mais tu n'as rien d'autre à faire que de bailler aux corneilles devant cette rue déserte ? " l'agacent. Il pense à Rose qu'il retrouvait tous les midis à sa pause déjeuner et souvent le samedi après-midi. Elle aussi cloitrée avec son balourd de mari doit trouver le temps long. Quand cela finira-t-il enfin? Et le bout de la cigarette rougeoie dans l'angle de la fenêtre.

    Passez votre chemin,  Passant ! Il  n'y a rien à voir ici que des regrets, de la solitude et de l'impatience


  • Commentaires

    1
    Lundi 11 Janvier 2021 à 09:53
    le-gout-des-autres

    C'est bien vu ce confinement qui tue toutes les relations et tout travail.
    On sent bien là que tu as un moral d'enfer...

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 14:09

        oui, en effet yes

    2
    Lundi 11 Janvier 2021 à 10:34

    Quel désespoir dans ce texte... qui hélas n'est pas une fiction. J'ai envie de pleurer.

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 14:09

        oups... désolée...

    3
    Lundi 11 Janvier 2021 à 10:40
    adrienne

    tant de gens et aucun contact, c'est fou

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 14:10

        les immeubles c'est la loterie, parfois il y a contacts, parfois non

    4
    Lundi 11 Janvier 2021 à 11:37

    Quand retrouvera-t-on la clé de contact ?

     

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 14:10

        la clef c'est surtout la liberté retrouvée

    5
    Lundi 11 Janvier 2021 à 11:42

    Waouh, on se demande si c'est de la science-fiction ou la réalité. Je t'avoue qu'à l'instant présent, je regarde dehors ; personne, le silence total. Même plus les camions qui faisaient un boucan d'enfer, il y a peu ou, comme la semaine dernière, l'entreprise qui installait la fibre ou les mecs qui essayaient de réparer la fuite de la voisine. Je leur avais donné un morceau de gâteau et proposé du café...Rien, silence total, sauf le mari qui rouspète sur la chasse d'eau qui a aussi une fuite chez nous...

    Ouais, pas marrant tout ça. Et si tu viens dans l'Allier, couvre-feu à 18h...Finies les sorties dans l'épicerie du coin à 19h,  à la recherche d'une petite chose manquante...Même plus le droit d'aller chez la voisine.

    Nos vies sont bouleversées, chamboulées, et m'est avis que ce n'est pas demain que ça s'arrangera. Excuse-moi de te sabrer un peu plus le moral...Dommage qu'Annie Cordy ne soit plus là pour nous chanter "ça ira mieux demain".

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 14:12

        dans notre trou perdu nous ne nous gênerons pas pour aller chez les voisins après 18 heures, il n'y a même presque pas de lumière sur le chemin qui nous verrait ? Quelle maréchaussée ??

    6
    Lundi 11 Janvier 2021 à 18:16

    Ouh lala ...... c'est très bien vu mais quelle tristesse ..... il faut -au moins- se forcer à croire qu'un jour on pourra laisser tout ça derrière nous !! de quelle façon ?? bien malin qui peut le dire !!

      • Lundi 11 Janvier 2021 à 21:51

        c'est juste la réalité

    7
    emiliacelina
    Lundi 11 Janvier 2021 à 19:14

    oups!!!!! Tu nous fiche un coup au moral tellement ça colle à l'actualité. Celle de tout un chacun et aussi à la tienne....hélas !

    8
    Mardi 12 Janvier 2021 à 21:16
    Passion Culture

    Les plus désespérés sont les textes les plus beaux, et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots (d'après Musset)

      • Mardi 12 Janvier 2021 à 22:00

        merci Passion

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