• Le guetteur

    Enfin le jour se lève ! Plusieurs heures que j'attends. Bien sûr j'ai d'abord pris mon petit déjeuner, et puis Madame Hubert est venue m'apporter les courses et ranger un peu. Mais maintenant elle est repartie avec la liste pour demain. Je ne serai plus dérangé.

    Me voici à mon poste. La rue est calme, comme toujours à cette heure. C'est beau en automne avec ces couleurs chaudes. Mais j'aime bien la neige en hiver aussi, quand tout est blanc.

    Il est huit heures, dans quelques minutes, le premier à sortir sera l'homme du 3, une vingtaine de minutes plus tard la femme du 5 avec sa marmaille en partance pour l'école, bien plus tard la petite vieille du 9 avec son chien qui va encore se soulager sur le trottoir et plus tard je verrai quelqu'un tempêter à ce sujet.

    Il y a aussi ceux qui passent tous les jours à la même heure mais la vue que j'ai d'ici ne me permet pas de savoir d'où ils viennent. Par exemple ce couple très élégant toujours se tenant par le bras ou la taille. Comme nous aurions pu être tous les deux si tu l'avais voulu.

    Et puis à presque midi, ou parfois mêmes en début d'après midi, et que l'attente me paraît longue alors, il y a toi. Au numéro 7, cette porte que je ne quitte pas des yeux.
    C'est toujours la même chose : tu commences par passer la tête et regarder le ciel et si besoin tu vas changer de manteau ou chercher un parapluie. Aujourd'hui tu n'en auras pas besoin. Je suis sûr que tu auras ta veste bleu marine, avec sûrement un foulard car le temps fraîchit. Tu as toujours été fragile de la gorge. Et puis, à l'aide de ta canne, tu descendras les quelques marches du perron et tu ouvriras le portail sur la rue. A ce moment je te verrai encore mieux. Un peu plus menue qu'autrefois, un peu voutée même, mais toujours ce léger déhanchement quand tu remonteras la rue. Tu as toujours marché comme une danseuse.

    Tu ne sais pas que je suis là. Je suis sûre que cela te contrarierait, que tu y trouverais encore à redire ! Tu ne te doutes pas que j'ai toujours été là ! Depuis le jour, il y a une vingtaine d'années où tu m'as quitté. Pas toujours aussi bien placé, il n'y a que quelques années que j'ai eu l'opportunité d'acheter cet appartement avec vue sur le 7 de la rue des Erables. Je l'ai cherché longtemps ! Mais j'ai toujours été dans le même quartier, à quelques rues et pour te voir je devais sortir de chez moi et me cacher. Ce n'était pas aussi confortable ! Là j'ai mon fauteuil, ma théière sur la table basse, les gâteaux de Madame Hubert, et j'attends que tu sortes, puis que tu rentres.

    Il y a eu des années difficiles pour moi, très difficiles, par exemple lorsque tu t'étais mise en ménage avec ce gaillard aux cheveux fous et après avec le gros au crâne dégarni. Mais maintenant c'est fini tout ça. A nos âges ! Peu de chance que tu rencontres le prince charmant  avec ta canne et tes cheveux blancs.

    Tu n'as sûrement pas compté mais moi si : dans quelques jours ce sera le vingtième anniversaire de ce jour funeste où tu m'as mis à la porte, avec ces mots terribles : que j'étais possessif, que je t'empêchais de respirer, que tu étouffais et d'autres méchancetés du même genre.

    Alors voilà ce que je vais faire, je me suis déjà arrangé avec Madame Hubert, elle viendra avec son fils pour l'aider à me descendre et à m'installer sur mon fauteuil roulant, hé oui moi non plus je ne rajeunis pas. D'ailleurs je ne sors presque plus, elle me le dit assez, Madame Hubert : " vous devriez sortir un peu, prendre l'air, c'est pas bon de rester enfermé comme ça " et gna gna gna..

    Tous les jours tu remontes la rue, probablement pour aller faire tes courses car je te vois revenir avec ton cabas plein. Je vais la monter avant toi et je me posterai juste derrière le tournant pour que tu ne me voies pas de loin, je veux que la surprise soit complête. J'espère juste que ce sera un jour où tu sors le matin, autrement mon attente va être longue...

    Bien sûr je ferai semblant d'être surpris aussi. Tu ne pourras pas faire autrement que de me proposer de faire un bout de chemin ensemble, nous ferons une drôle d'équipe : moi en fauteuil et toi avec ta canne ! Ou bien tu m'inviteras à venir prendre le thé pour nous raconter tout ce que nous avons fait toutes ces années. Je ferai semblant de ne rien savoir, et je ferai semblant d'avoir eu une vie alors que je n'ai fait que t'attendre.

    Et qui sait ??


  • Commentaires

    1
    pat mais l'autre
    Lundi 7 Novembre 2016 à 10:53

    Mieux que pas mal du tout !

    J'aime.

    2
    Lundi 7 Novembre 2016 à 10:53

    Pas très gai mais prenant, on le voit guetter.

    3
    Lundi 7 Novembre 2016 à 11:17

    Quel amoureux !... A peine possessif mais très possédé. Le doux goût de l'amer mêlé à la tendresse du temps passé qui se fige et pourtant il a l'espoir d'un futur... Court, le futur mais... qui sait en effet !

    Bravo.

      • Lundi 7 Novembre 2016 à 19:01

        je crois qu'il est fou à lier !! Il me ferait peur ...

    4
    C 43
    Lundi 7 Novembre 2016 à 11:30

    Une histoire douce amère ! j'espère qu'il leur restera des jours et des jours pour retrouver tendresse et complicité, ne le mérite-t-il pas ?

      • Lundi 7 Novembre 2016 à 19:01

        je l'ai donc rendu sympathique ? Ah bon ?

    5
    Lundi 7 Novembre 2016 à 12:01

    Les vertus de la patience... Pourvu, si elle trouve la surprise de mauvais goût, qu'elle ne lui fiche pas un coup de canne dans les roulettes. 

      • Lundi 7 Novembre 2016 à 19:02

        je crois que c'est ce que je  ferais à sa place, et je m'enfuirai aussi vite que ma canne me le permettrait !

    6
    Lundi 7 Novembre 2016 à 16:08

    Tu vois ton futur comme ça ? Ma foi, ce n'est pas bien gai, gai... 

    On en fait dire des choses à une rue déserte...

    En tout cas, vieillir n'est pas la plus jolie des choses qui soit. Qui a dit "la vieillesse est un naufrage ?" 

    moi en fauteuil et toi avec ta canne !  

     

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    7
    Lundi 7 Novembre 2016 à 21:33

    Et si c'était une rancunière ? Ou qu'elle avait Alzheimer ? Remarque, ce serait peut-être la clé d'un certain bonheur pour lui.

    Oui, je le trouve attachant cet amoureux tenace. Mais, solidarité féminine, je pense à elle qui a du vivre un enfer.

      • Mardi 8 Novembre 2016 à 18:03

        d'accord avec toi ! Moi il me ferait peur !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :